Frédéric Lenoir est philosophe, écrivain de plus de 50 livres, vendus à des millions d’exemplaires, conférencier, homme engagé…
Un des grands plaisirs de ma vie à moi, c’est de le lire et de l’entendre parler du bonheur et de la joie. C’est donc son parcours en quête de ce bonheur et de cette joie que je voulais parcourir dans cet entretien.
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En vous écoutant, un jour, j’avais noté cette équation : « bonheur = plaisir + sens ». Au niveau du plaisir, je pense qu’un ingrédient de votre bonheur c’est que vous vivez de votre passion, l’écriture. Et c’est une passion qui remonte très loin vu que votre premier livre, vous l’avez écrit enfant.
Disons que j’ai tenté d’écrire un livre à l’âge de 12 ans. Je m’étais amusé même à faire une couverture, un titre, le nom d’un éditeur, etc. J’avais déjà le sens de l’édition.
C’est vrai que j’avais envie d’écrire, d’exprimer mes émotions. Et je crois que j’étais un enfant qui avait un certain nombre de problèmes, un certain nombre de peurs, un certain nombre de difficultés, et que l’écriture a été un exutoire pour moi, très, très jeune.
J’étais mauvais dans toutes les matières à l’école, sauf en français où je faisais des dissertations de vingt pages. Donc j’avais vraiment toujours eu cette facilité d’écriture, qui fait que j’ai commencé tôt. Et puis je ne me suis jamais arrêté puisque j’ai dû écrire une cinquantaine de livres.
En même temps, savoir ce qu’on veut faire, savoir où on veut aller manifestement ça ne suffit pas puisqu’à 13-14 ans il y a cette question, que vous vous posez : « C’est quoi, réussir sa vie ? Comment ne pas passer à côté de ma vie et ne rien regretter au moment de ma mort ? »
Oui, tout à fait.
Donc j’allais demander ce qui amène une telle question, aussi jeune, mais vous y avez déjà un peu répondu…
Oui, j’y ai déjà un peu répondu… C’est-à-dire, je pense, une certaine souffrance, des difficultés, des obstacles m’ont amené à m’interroger sur le sens de la vie humaine.
J’ai très vite compris ce que c’était que réussir dans la vie : avoir un métier, gagner de l’argent, avoir une belle situation… Ça j’avais très bien compris. Mais je me disais « mais pourquoi est-ce qu’on est sur terre ? »
Est-ce qu’on est sur terre uniquement pour gagner de l’argent, avoir un beau métier, etc. ? Évidemment que non. Ça me paraissait très insuffisant comme réponse.
Donc je me suis interrogé, de manière très spirituelle, sur le sens de la vie humaine. Est-ce qu’elle a un sens, déjà ? Est-ce qu’il y a une signification ? Ou est-ce qu’il n’y en a pas ? Est-ce qu’on est sur Terre pour faire quelque chose ? Ou pour se réaliser, c’est-à-dire pour faire quelque chose de soi, et pas simplement dans la vie ?
Toutes ces questions-là, vers 13-14 ans, m’ont habité. Et lorsque j’ai lu pour la première fois un livre de philosophie, c’était Le Banquet de Platon, ça parle de l’amour, j’ai trouvé ça lumineux. Du coup j’ai lu tous les dialogues socratiques.
Ça m’a permis très jeune de rentrer dans une quête philosophique, qui s’est transformée en quête spirituelle. Puisque quand vous lisez les philosophes, sur ces questions existentielles, très vite vous vous posez des questions où les spiritualités… J’ai découvert le bouddhisme à 16 ans. Je me suis intéressé à la psychologie des profondeurs, j’ai lu l’œuvre de Jung entre 16 et 18 ans.
Tout ça fait que mon cheminement philosophique et spirituel s’est enclenché très jeune, sur des questions qui étaient des questions que je me posais. Je ne me suis pas dit « Tiens, c’est intéressant comme question. » Non, je suis parti d’une question qui me hantait : « Qu’est-ce qu’on fait sur terre ? » Et j’ai cherché, à peu près partout, des réponses qui pouvaient satisfaire cette quête.
Dans la philosophie et dans toutes les spiritualités…
Toutes les spiritualités, et la psychologie.
Parce qu’il y a aussi eu, après, les Évangiles, et tout ça…
Oui, la spiritualité, les religions et tout ça. Mais ce qui m’intéresse dans la religion c’est la spiritualité. C’est-à-dire, c’est la question du sens. C’est pas les rituels, c’est pas les dogmes, c’est pas les normes. Tout ça ne m’a jamais beaucoup intéressé.
Ce qui m’a intéressé, encore une fois, c’est : qu’est-ce qui est important ? qu’est-ce qui est essentiel ? qu’est-ce qu’on peut cultiver comme qualité pour être un être humain meilleur ?
Vous savez, il y a une phrase que j’aime beaucoup, du Dalai Lama, on lui a posé la question : « Quelle est, selon vous, la meilleure spiritualité ? » Et il a répondu : « Celle qui vous rend meilleurs. »
Je trouve que c’est vraiment la meilleure réponse qu’on puisse faire à cette question, puisque je crois que la spiritualité est là pour nous faire grandir en humanité.
Et c’est dans toutes ces lectures-là que, du coup, vous avez trouvé votre réponse à vous.
Eh bien disons que j’ai trouvé des réponses. Des réponses qui m’ont de plus en plus nourri. Et puis qui ont ouvert la porte à de nouvelles questions, puisque dès qu’on trouve une réponse, il y a une nouvelle porte derrière, il y a une nouvelle question.
Je suis toujours en chemin, je ne suis pas quelqu’un qui ait trouvé la vérité. Je cherche toujours la vérité, je cherche toujours ce qui peut donner plus de sens à mon existence. Ce qui peut répondre à des questions qui sont difficiles, auxquelles je n’ai pas encore de réponse. Sur ce qu’il y a après la mort, etc., c’est des questions pour moi.
Et donc plein de questions restent ouvertes. Je dirais que j’ai ouvert pas mal de portes, dans différentes traditions, dans différentes cultures, à la fois philosophiques et spirituelles, qui m’ont permis d’être de plus en plus dans un chemin qui a du sens, qui me parle, qui me permet de m’épanouir. Et puis j’essaie d’être un peu utile aux autres aussi.
Alors en même temps, dans ce parcours-là, je vous ai entendu dire aussi que le succès, il était venu… pas tout de suite. Il a fallu attendre…
Très tard.
Enfin, très tard, 30-35 ?
Non ! Plutôt 42 ans.
Ah oui ? Parce qu’il y avait en vous un frein de « interdiction de réussite ».
Tout à fait.
Et comment ça se concrétisait dans votre vie ? Ça veut dire que vous vouliez écrire et que vous n’y arriviez pas ? Ou vos livres ne se vendaient pas comme maintenant ? Ou…
Voilà, exactement. En fait, j’avais ce qu’on appelle en psychanalyse une injonction paradoxale de mon père. D’un côté, mon père qui était une personnalité très importante, me disait : « Réussis ta vie. ». Au sens de, plutôt, « Sois quelqu’un. Sois quelqu’un d’important. Je veux que tu réussisses, que je sois fier de toi. »
Et en même temps, il me disait – sans me le dire, c’était un message inconscient : « Ne me dépasse jamais. » Donc vous êtes le cul entre deux chaises.
D’un côté il y a une pression d’ambition, de réussite. Et puis d’un autre côté il y a une interdiction de réussir. Parce que si je réussis trop bien, dans la vie pour le coup, socialement, je me mets en rivalité dangereuse avec le père.
Et c’est quand j’ai dénoué ça que j’ai commencé à avoir du succès. Puisqu’avant je m’interdisais d’avoir du succès, c’est-à-dire que je me tirais une balle dans le pied chaque fois que les choses pouvaient marcher. Ou je faisais des ouvrages beaucoup trop difficiles, etc.
Je faisais tout pour éviter le succès. Donc à un moment j’en ai pris conscience, je m’en suis libéré. Et à ce moment-là, effectivement, mes livres ont touché un beaucoup plus large public.
Et pour vous en libérer, la clé ça a été quoi, pour vous ?
Ça a été un travail de gestalt thérapie. C’est-à-dire que j’avais compris ça en psychanalyse. Mais ça n’avait pas suffi à libérer le problème, puisque c’était encore quelque chose qui était de l’ordre de l’émotion.
Et c’est en faisant un travail émotionnel en gestalt thérapie, très puissant, avec une énergie colossale, ou j’ai « tué mon père », symboliquement. Et donc, ayant fait ce travail-là, ça a complètement changé ma vie.
Parce que le succès, du coup, a été possible.
Le succès, c’est-à-dire pouvoir, tout simplement, faire que le travail que je faisais, les livres que je faisais touchent les lecteurs. Alors qu’avant je m’interdisais ça. Il fallait que ça reste limité. Que je n’aie pas trop de notoriété. Je m’interdisais toute cette « réussite sociale ».
À partir du moment où je me la suis autorisée, elle est venue toute seule.
Alors dans la deuxième partie de l’équation, « le sens », vous avez déjà parlé de sens mais… Le fait d’être engagé… Forcément, vos livres, vos conférences, ça inspire tous les adultes qui vous lisent, qui vous écoutent. Vous êtes aussi engagé auprès des enfants, des animaux, de la planète. C’est important, ça, l’engagement ?
C’est capital ! Parce que c’est l’incarnation de mes idées. Et donc vous savez, la sagesse vers laquelle je tends, c’est d’essayer à la fois d’avoir des idées bonnes, mais aussi d’avoir une vie bonne. Et pas seulement avoir une belle pensée qui ne s’incarne pas dans des actes.
Donc au fur et à mesure je me demandais comment je pourrais incarner dans des actes, dans des engagements, ce que je crois. Ce qui me paraît essentiel.
Et donc vous avez mentionné en effet les trois grands engagements de ma vie : depuis 30 ans c’est l’écologie. J’ai créé une association il y a 30 ans qui s’appelle Environnement sans frontière. Et puis après j’ai écrit un livre, il y a 20 ans, avec Hubert Reeves, Mal de Terre, qui a été une dénonciation. C’est un des tout premiers livres qui fait un état des lieux complet des menaces sur la planète.
Et puis j’ai une action quotidienne qui fait que je suis sensible à l’environnement. Dans mon quotidien, j’essaie de le préserver.
Puis après il y a eu cet engagement pour les animaux. Puisque je trouve qu’aujourd’hui ce sont les êtres les plus déconsidérés. Parce qu’ils n’ont pas la parole, parce qu’ils ne peuvent pas communiquer avec nous, on pense qu’ils n’ont pas de conscience, ou d’intelligence.
Alors que dès qu’on les étudie un peu, et qu’on les fréquente – ce qui est mon cas, j’ai toujours eu des animaux – on voit qu’ils ont une extraordinaire intelligence, conscience d’eux-mêmes, affectivité, émotions, etc.
Donc finalement, pourquoi leur refuser le droit au bonheur ? Ce qui fait que c’est un engagement de porte-parole, parmi d’autres, des animaux qui n’ont pas la parole, auprès des humains pour essayer de faire entendre leur cause. Et essayer d’améliorer leur bien-être, et leur sort.
Et puis le troisième engagement, c’est pour l’éducation. Puisque je me dis qu’il est très important de changer les consciences, ne serait-ce que pour qu’on se comporte mieux vis-à-vis de la planète, ou vis-à-vis des animaux.
Donc je travaille sur les enfants pour développer dans les écoles des ateliers de méditation et de philosophie. Parce que je crois que si on apprend aux enfants, jeunes, à mieux se gérer. À mieux gérer leurs émotions, à être en paix avec eux-mêmes, ils seront en paix avec le monde.
C’est ce que nous dit Sénèque : « Si tu veux être en paix avec l’univers, sois en paix avec toi-même. »
Donc il y a ce travail intérieur, et puis il y a ce travail de développement du discernement, de l’intelligence critique à travers la philosophie. Parce que je crois qu’on a besoin, dans le monde d’aujourd’hui, dans lequel il y a énormément de confusion, il y a énormément d’idéologies, de fanatismes qui se développent dans tous les domaines… Qu’ils soient idéologiques, religieux, mercantiles, par la publicité… On peut être manipulé de toutes sortes de manières. Il faut que les enfants acquièrent un discernement qui leur permette de voir ce qui est vrai de ce qui ne l’est pas. Ce qui est juste, de ce qui ne l’est pas. Et donc de ne pas être sensible à toutes les rumeurs, etc.
Et ce travail d’atelier philo dans les écoles permet ça.
Donc voilà un peu les trois piliers dans lesquels je me suis engagé. Pour essayer d’apporter ma petite pierre dans la construction de cette humanité qu’on voudrait plus humaine.
Je termine toujours mes interviews par cette question : si vous vous adressiez à quelqu’un qui nous écoute, qui nous regarde et qui, justement, ne se sent pas à sa place. Qui sent bien que sa vie manque de sens, de fun, etc. Quel serait votre conseil en or ?
Mon conseil en or, c’est deux petites choses toutes simples : essayer de trouver ce qui le met dans la joie. Qu’est-ce qui le met dans l’enthousiasme ? Qu’est-ce qui, vraiment, le met dans une joie, quand il y pense…
Parce que je pense que la joie, à la suite de Spinoza – c’est un peu mon maître à penser – la joie est le critère de ce qui nous convient. Lorsqu’on est dans la joie, c’est qu’on réalise notre nature. Et donc, pour être heureux, il faut réaliser sa nature. Il faut faire ce pour quoi on est fait.
Et il n’y a pas deux personnes pareilles. Chaque individu est unique. Et donc chacun doit trouver ce pour quoi il est fait. Ce qui lui permet de se réaliser dans les différents domaines de la vie. Et donc trouver le métier qui lui convient, le mode de vie affective qui lui convient, les engagements qui lui conviennent.
Et pour ça, il faut se connaître soi-même. Donc il y a un double travail : qu’est-ce qui nous met dans la joie, détecter le but, l’objectif, et comment y parvenir. Et « comment y parvenir », ça peut souvent demander de faire un travail sur soi. De connaissance, d’introspection, voire de psychothérapie, ce que j’ai fait pendant 10 ans.
Et donc, là-dessus, j’ai envie de dire : trouvez la boussole, trouvez le Nord, trouvez ce qui nous met dans la joie. Et vous donner les moyens, ensuite, et ça peut prendre du temps, c’est un engagement de tous les jours, c’est un travail sur soi, pour essayer d’atteindre cet objectif et de vivre dans une joie continue, qui est celle à laquelle on aspire tous.
La joie donne la direction…
Après il y a tout le boulot à faire.
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